POURQUOI AUTANT DE SEL? Les effets néfastes des sels de voirie sur les organismes d’eau douce

Un article d'experts en la matière examinant les répercussions des concentrations élevées de chlorure provenant de l'excès de sel de voirie sur les organismes d'eau douce.

Par : Mary Ann Perron, Ph. D.a,b; Liam Johnstona et Frances Pick, Ph. D.a
a Université d’Ottawa, b institut des sciences environnementales du fleuve Saint-Laurent

Les sels de voirie (sels de chlorure de sodium, de calcium, de magnésium ou de potassium) sont utilisés pour déglacer les routes, les trottoirs et les stationnements en hiver. Or, saviez-vous que les sels de voirie sont parmi les polluants les plus omniprésents dans les écosystèmes d’eau douce de la région? Chaque année, entre 2 et 5 millions de tonnes de sel sont épandues sur les routes canadiennes1; ces chiffres ne comprennent même pas l’épandage de sel sur les trottoirs et les stationnements qui fait probablement doubler la quantité. Pour donner une idée, 5 millions de tonnes équivalent à 50 000 baleines bleues de poids moyen. C’est la quantité de sel que nous déversons dans l’environnement chaque année. Le problème est que ces sels de voirie ne restent pas sur les routes, ils sont plutôt emportés par les eaux de ruissellement causées par la pluie et la fonte des neiges (figure 1).

Figure 1. Eaux de ruissellement

Notre groupe de l’Université d’Ottawa étudie les sels de voirie qui atteignent les bassins de rétention des eaux pluviales. Ces bassins servent à recueillir les eaux de ruissellement afin de réduire les inondations et la pollution en aval. On les trouve couramment dans les quartiers résidentiels d’Ottawa. Selon notre étude, la concentration de sel de voirie dans ces bassins atteint un sommet pendant la fonte printanière, le taux d’ions de chlorure atteignant parfois les 2 000 mg/l; la recommandation canadienne pour la protection de la vie aquatique s’établit à 120 mg/l 2. Même si elles diminuent pendant l’été et l’automne, les concentrations de chlorure peuvent se tenir au-dessus de ce seuil toxicologique.

La figure 2 présente les concentrations à la sortie d’un bassin de rétention des eaux pluviales à la fin d’avril et à la fin de septembre. Les deux mesures sont bien au-dessus de la recommandation canadienne pour la protection de la vie aquatique. En fait, 70 % des quelque 40 bassins que nous avons échantillonnés à Ottawa affichaient des niveaux de chlorure qui dépassaient le seuil de protection de la vie aquatique durant les mois d’été et d’automne3, le sel pouvant s’accumuler au fil du temps. Cette eau salée finira par s’introduire dans les écosystèmes naturels, tels que les ruisseaux, les rivières et les lacs.

Figure 2. Concentrations de chlorure mesurées à la sortie d’un bassin de rétention des eaux pluviales d’Ottawa au printemps et à l’automne 2016. La ligne rouge pointillée indique le seuil à ne pas dépasser pour la protection de la vie aquatique.

Les organismes d’eau douce maintiennent généralement une concentration interne d’ions supérieure à celle de l’eau environnante4. Ils y arrivent en absorbant des ions dans l’environnement et en évacuant de l’eau. Les sels de voirie augmentent la concentration de divers ions, y compris les ions de chlorure, dans les plans d’eau. Pour tolérer ces concentrations élevées, les animaux d’eau douce adoptent principalement deux stratégies5. Ils peuvent soit permettre aux ions de s’introduire dans leur corps naturellement afin d’harmoniser leur concentration interne à celle de l’environnement, soit bloquer l’absorption d’ions de l’environnement et maintenir une concentration interne constante alors que l’environnement change. Toutefois, la concentration élevée d’ions dans l’environnement peut gêner leur aptitude à maintenir leur concentration interne. Lorsque la concentration environnante est supérieure à leur concentration interne, les organismes d’eau douce courent le risque de voir entrer des ions rapidement dans leur corps, possiblement à des niveaux toxiques.

Les ions de chlorure touchent différents groupes d’organismes de différentes façons. Par exemple, certaines espèces de zooplancton (invertébré microscopique vivant dans la colonne d’eau) peuvent supporter des concentrations de chlorure modérées alors que d’autres organismes, très sensibles, subissent un stress même avec une légère augmentation du taux de chlorure6. Toutefois, lorsque les concentrations de chlorure sont trop élevées, la croissance des populations de zooplancton ralentit et un grand nombre d’individus en meurent. Le zooplancton est un élément essentiel des réseaux alimentaires aquatiques et un aliment important pour bon nombre d’animaux. Le déclin du zooplancton nuit aux animaux à l’échelon supérieur de la chaîne alimentaire qui en dépendent. En outre, la diminution des populations de zooplancton peut entraîner la prolifération, parfois dangereuse, des algues dont elles se nourrissent6.

La tolérance au chlorure des macroinvertébrés peut grandement varier. Les moules, les escargots et les vers sont parmi les plus vulnérables, alors que les crustacés et les insectes sont parmi les plus tolérants4,7. Toutefois, ce ne sont pas tous les insectes qui tolèrent les concentrations de chlorure élevées. Parmi les ordres d’insectes vulnérables, on retrouve les éphéméroptères, les trichoptères et les plécoptères4,5,8. Dans les bassins de rétention d’eaux pluviales d’Ottawa dont la concentration de chlorure est élevée, nous avons constaté une faible présence de libellules, alors que les demoiselles y étaient plus tolérantes3. Les amphibiens possèdent une peau très perméable qui laisse facilement passer l’eau et l’oxygène, mais cette particularité les rend vulnérables aux concentrations de chlorure élevées4. Les amphibiens peuvent connaître une activité plus réduite, une plus faible croissance ou même la mort à différents stades de leur cycle de vie, mais ils sont particulièrement sensibles aux stades précoces (œuf et têtard) qu’à l’âge adulte9. Les effets du chlorure sur ces classes d’organismes ont des conséquences sur l’ensemble de l’écosystème d’eau douce.

Figure 3. Monticules de sel sur un trottoir d’Ottawa en Ontario

Il existe très peu de politiques sur l’épandage des sels de voirie au Canada. Les villes canadiennes sont encouragées à suivre des plans de gestion du sel et à rendre compte de leur utilisation du sel de voirie sur les routes principales1. Il n’existe aucune politique régissant l’épandage du sel de voirie sur les trottoirs et les stationnements. Avez-vous remarqué un épandage excessif dans votre quartier (figure 3)? Le sel épandu de façon inégale formant des monticules fait plus de mal que de bien. L’usage du sel a d’autres conséquences, telles que l’accélération de la rouille sur les voitures et la corrosion du béton. C’est un problème auquel nous pouvons remédier, et il est nécessaire de mettre en place des politiques entourant l’usage du sel rapidement. Vous pouvez aider en sensibilisant votre entourage aux impacts du sel de voirie, ainsi qu’en adoptant des solutions de rechange qui donnent de la traction, comme le sable et le gravier, à la maison et au travail.

Bibliographie

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[4]      Cañedo-Argüelles, M., Kefford, B. J., Piscart, C., Prat, N., Schäfer, R. B., & Schulz, C. J. (2013). Salinisation of rivers: An urgent ecological issue. Environmental Pollution, 173, 157–167. https://doi.org/10.1016/j.envpol.2012.10.011

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Traduction financée par le gouvernement du Canada.